Email du Professeur Yves Strickler

2019-01-04
6 min de lecture

DE : Yves Strickler (Professeur agrégé des facultés de droit)

À: [Nom de la victime/témoin-clé/lanceur d’alerte, masqué pour conserver l’anonymat] (Visitez le site X-v-France.com pour plus d’informations)

Cher Monsieur,

Plusieurs réactions à votre mot :

- Brassens chantait que si l’on doit mourir pour ses idées, que ce soit de mort lente… en réalité, il disait aussi et surtout qu’on ne doit pas mourir pour des idées : car après soi, il n’y a pas forcément grand monde pour les porter et le temps avance. [EXPURGÉ] Un signe évident de protestation, certes, mais combien d’entre ces gestes ont-ils fait bouger les lignes ? Trop peu à mon avis pour que ce soit la voie à retenir. La grève de la faim envisagée est un moyen, mais qui doit être arrêté à temps. Un combat ne se gagne pas en quittant le terrain mais en l’occupant et en poursuivant l’action

- à mon refus de vous représenter, vous répondez que vous comprenez “ma peur”. Je pense n’avoir jamais été guidé par ce sentiment dans mes choix. Si je ne tiens pas à vous représenter, c’est uniquement car ce n’est pas là une mission qui entre dans mes compétences et que les engagements que j’ai choisi de prendre par ailleurs occupent la totalité de mon temps

- partant de là, je vous ai recommandé de trouver “un avocat fiable”, ce à quoi vous me répondez : vivons-nous dans la même réalité ? Chacun construit sa réalité selon ses expériences : j’ai rencontré des avocats peu recommandables, mais d’autres qui l’étaient totalement et qui se sont investis sans compter pour leurs clients. D’où ma suggestion. Mais puisque vous ne croyez plus du tout aux avocats, il faudra en effet songer à un autre représentant

- sur mon travail, vous me demandez en quoi consiste mon travail universitaire. En résumé : à analyser le droit pour, 1° le rendre clair aux étudiants que j’ai devant moi et à mes lecteurs, 2° à le critiquer pour l’améliorer dans mes domaines de compétence, ce que je pense faire par mes écrits, et 3° à le construire ; à cet égard je vous signale que j’ai écrit des codes pour un pays étranger et suis en train d’améliorer le droit d’un autre pays. Pourquoi ? Dans le but de faire en sorte que les lois soient faites pour les hommes et non l’inverse. Donc deux objectifs : l’utilité de la loi pour les individus et l’efficacité de la loi pour l’économie. Ce travail a évidemment ses limites : je ne vote pas les lois ni ne les applique. Quant aux avocats, vous y allez un peu vite car je ne forme pas les avocats, mais des étudiants en droit ; et ce sont certains de ces étudiants qui, après l’examen d’entrée, seront formés à l’école des avocats, par des avocats mais pas par moi… quand on sait que l’examen d’entrée est obtenu avec une moyenne de 10/20, cela explique les différences de niveau entre les uns et les autres. Je le regrette et dis souvent, mais c’est la loi qui a été votée (et puis, ce que vous dénoncez ne me semble pas être la compétence mais aussi la personnalité de certains, mais là, ce sont les limites de tout examen ou concours ; il est difficile de sonder les consciences). Toujours est-il que, comme c’est une profession libérale, c’est aux clients qu’il revient de faire le choix. C’est comme pour les médecins… Je pense qu’en discutant autour de vous, vous pourrez avoir des informations convergentes vers une personne qui pourra utilement vous représenter ; je ne disais rien de plus.

- sur la justice, enfin : vous écrivez que vous êtes convaincu “qu’il existe une forme de corruption passive généralisée au sein du système judiciaire français dans certains cas de figure”. La justice est, comme toute institution humaine, marquée de ses qualité et de ses défauts. Ce que je vois c’est que le système en lui-même lutte contre la partialité et la dépendance des juges, pour que la confiance puisse s’établir. Il se rencontre toujours des exceptions, mais quand on observe la cause de l’exception, elle ne permet pas toujours de douter du système entier. Ce qu’il faut faire, c’est voir les raisons des dérapages, les dénoncer et tenter d’y remédier. Chacun pour sa part. Et c’est là que je reviens au premier point : vous êtes convaincu d’une chose ; allez au bout, par l’action. Je vous copie-colle un texte de Hugo sous mon mail en espérant qu’il va vous amener à lutter, et vivre !

Bien à vous,

Yves Strickler

PJ : Victor Hugo, Les châtiments, Livre IV « La religion est glorifiée », IX, nrf, Poésie/Gallimard, éd. établie par R. Journet, 1977, pp. 143-144 :

Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont
Ceux dont un dessein ferme emplit l’âme et le front,
Ceux qui d’un haut destin gravissent l’âpre cime,
Ceux qui marchent pensifs, épris d’un but sublime,
Ayant devant les yeux sans cesse, nuit et jour,
Ou quelque saint labeur ou quelque grand amour.
C’est le prophète saint prosterné devant l’arche,
C’est le travailleur, pâtre, ouvrier, patriarche ;
Ceux dont le cœur est bon, ceux dont les jours sont pleins,
Ceux-là vivent, Seigneur ! les autres, je les plains.
Car de son vague ennui le néant les enivre,
Car le plus lourd fardeau, c’est d’exister sans vivre.
Inutiles, épars, ils traînent ici-bas
Le sombre accablement d’être en ne pensant pas.
Ils s’appellent vulgus, plebs, la tourbe, la foule.
Ils sont ce qui murmure, applaudit, siffle, coule,
Bat des mains, foule au pieds, bâille, dit oui, dit non,
N’a jamais de figure et n’a jamais de nom ;
Troupeau qui va, revient, juge, absout, délibère,
Détruit, prêt à Marat comme prêt à Tibère,
Foule triste, joyeuse, habits dorés, bras nus,
Pêle-mêle, et poussée aux gouffres inconnus.
Ils sont les passants froids, sans but, sans nœud, sans âge.
Le bas du genre humain qui s’écroule en nuage ;
Ceux qu’on ne connaît pas, ceux qu’on ne compte pas,
Ceux qui perdent les mots, les volontés, les pas.
L’ombre obscure autour d’eux se prolonge et recule ;
Ils n’ont du plein midi qu’un lointain crépuscule,
Car jetant au hasard les cris, les voix, le bruit,
Ils errent près du bord sinistre de la nuit.

Quoi, ne point aimer ! suivre une morne carrière
Sans un songe en avant, sans un deuil en arrière !
Quoi ! marcher devant soi sans savoir où l’on va !
Rire de Jupiter sans croire à Jéhova !
Regarder sans respect l’astre, la fleur, la femme !
Toujours vouloir le corps, ne jamais rechercher l’âme !
Pour de vains résultats faire de vains efforts !
N’attendre rien d’en haut ! ciel ! oublier les morts !
Oh non, je ne suis point de ceux-là ! grands, prospères,
Fiers, puissants, ou cachés dans d’immondes repères,
Je les fuis, et je crains leurs sentiers détestés ;
Et j’aimerais mieux être, ô fourmis des cités,
Tourbe, foule, hommes faux, cœurs morts, races déchues,
Un arbre dans les bois qu’une âme en vos cohues !

Paris, décembre 1848